FIGURATIF (ART)

FIGURATIF (ART)
FIGURATIF (ART)

Figurer, c’est composer des formes symboliques dans un espace spécifique. Au même titre que le geste ou la parole, le comportement figuratif est une fonction biologique de production et d’échange de valeurs, partant une technique d’intégration sociale. La figuration suppose une aptitude à discerner et reconnaître des formes, autrement dit, à composer les objets dont la réunion institue une mémoire culturelle. Figurer en est l’expression organique qui se réalise avec une spontanéité si profuse qu’elle déconcerte souvent le pouvoir de juger et même d’imaginer; en quoi s’introduit l’art.

Le comportement figuratif intervient originairement comme principe esthétique dans toutes les opérations de l’homme, qu’on les subordonne à la pensée religieuse, magique ou technique. Seule, dans ses développements tout récents, la pensée scientifique semble pouvoir s’en affranchir, quand elle constitue des structures abstraites de groupes.

La mémoire d’un savoir

On s’en tiendra ici à la seule figuration plastique, écartant donc liturgie, cérémonial et théâtre, pour s’attacher à ce qu’il est convenu de nommer art figuratif. Cette dernière expression, à dire vrai, n’est pas très heureuse; sa définition est incertaine, car elle se constitue polémiquement par opposition au genre indéterminé du non-figuratif. On consentira, cependant, que figuratif s’applique à la totalité de l’art académique. Empiriquement, le figuratif est le propre de l’académisme, à savoir un système théorico-pratique postulant que l’art soit l’imitation de la nature. Ce qui est beaucoup dire en peu de mots, et pose d’innombrables difficultés. L’idée de nature n’est pas simple; elle a une histoire dont les moments informent le naturel. Le plus naïf constat des apparences est déjà un acte élaboré où les illusions de la subjectivité rencontrent les mirages de la culture. Quel que soit le modèle que se donne l’artiste, les chemins de son habileté ne sont jamais droits ni monotones; leur condition est dans le corps, mais si modifiée par l’éducation que reproduire les apparences se dévoile comme l’une des moins ingénues des fonctions vitales. De même qu’une mémoire des structures est la norme de la reproduction organique, la figuration suppose une remémoration active, elle est la révélation même de la mémoire. Ce ressort n’avait pas échappé aux commentateurs de l’académisme, comme en témoigne ce passage du Mercure en 1759: «...le dessinateur, quoiqu’ayant la Nature présente, ne la peut néanmoins dessiner que de mémoire, ce n’est point proprement elle qu’il copie, puisqu’il ne la voit plus, lorsqu’il regarde sur son papier: c’est l’image qu’il en a retenue...» Le pouvoir de figurer naît de ce que l’artiste s’est figuré son modèle, structurant ses perceptions, selon l’ordre d’un savoir théorique acquis. Ce qui assure, en retour, la connivence nécessaire du spectateur, capable et soucieux d’identifier les objets figurés dont les images appartiennent à la mémoire du groupe ethnique; c’est-à-dire à quelque fable. La figuration en est l’instrument à l’œuvre dans tout projet de description métaphorique de l’univers. Présentant et décryptant le mythe de la nature, elle s’achève en allégorie. En ce sens, figurer c’est rendre visible une structure ésotérique selon une contention qu’a bien illustrée l’humaniste Pic de la Mirandole au XVIe siècle: «[...] les anciens Pères eussent été incapables de représenter chaque chose sous la figure convenable, s’ils n’eussent eux-mêmes connu les relations pour ainsi dire secrètes qui existent dans la Nature entière. Faute de cette connaissance, ils n’eussent eu aucune raison de représenter les choses sous une forme plutôt que sous une autre. Mais, connaissant toutes choses [...] ils reproduisaient celles de ce monde sous la forme de celles qu’ils savaient leur correspondre dans les mondes supérieurs [...]» On ne peut mieux énoncer la fonction de support et d’orchestration du mythe dévolue à la figuration. Ici, les figures sont les éléments d’un système anthropocentrique fondé sur un réseau de correspondances entre le sujet humain et un cosmos dont la structure se trouve conservée par la divinité soucieuse de communiquer obscurément avec la créature. C’est bien la communication qui importe ici au premier chef; les termes de la figuration, avec leurs attaches sensibles sont l’origine de vecteurs d’un réseau imaginaire dont la configuration est l’objet même du jeu figuratif: fiction qui a pour fonction de solidariser dans une participation esthétique énergies et désirs d’un groupe humain, articulée par exemple au thème magique des affinités électives qui nouent en sympathie les parties du monde, et l’homme entier.

Fonction sociale de l’art figuratif

Les images anthropocentriques de l’univers sont des anamorphoses de la structuration sociale. Cette relation se dévoile en premier lieu dans les circonstances de société où l’homme est à la fois ordonnateur et support de la figuration. «Le rapport des individus figurants à la matière figurée est moins important, écrit A. Leroi-Gourhan, que les valeurs communes entre figurants et spectateurs, qui permettent de greffer sur une chaîne opératoire de caractère religieux ou social un appareil esthétique en rapport avec les émotions qui y conviennent. Ce langage émotionnel dont une part des valeurs est d’origine biologique très générale, et dont le code des symboles est au contraire fortement spécifié, constitue proprement l’art figuratif.» Or, ces rapports émotionnels n’opèrent que dans le tissu passager du vécu; la fête terminée, la parole demeure aux abstracteurs de structure, parole plus honnête, somme toute, que celle des thaumaturges du folklore. La figuration graphique est justiciable de soins et de méthodes analogues; au même titre que le langage, elle appartient à l’équipement expressif de la cellule sociale et renforce sa cohésion. Les images qui perdurent dans la nuit rupestre, vestiges d’ethnies au langage disparu, n’attestent pas l’existence d’un art pour l’art qu’avaient naïvement imaginée les préhistoriens de l’autre siècle; elles rendent compte plutôt de compositions mythographiques: l’ordonnance complexe des figures paléolithiques répond, semble-t-il, à des programmes figuratifs plus élaborés que l’art magique à finalité technique immédiate; ce qui n’est pas nier les fonctions ni la généralité de ce dernier dont l’activité est encore perceptible, de nos jours, chez des primitifs. L’ethnologue allemand L. Frobenius a consigné d’étonnants rites de chasse particuliers aux Pygmées, comportant un minutieux cérémonial où la figure du gibier se trouve pour finir assaillie sur le sol. Il y a sûrement bien plus à voir dans les séquences hermétiques de l’art rupestre paléolithique. Cet art est crédité aujourd’hui d’une grande homogénéité figurative, d’une unité thématique corrélative d’une cohérence religieuse. L’examen statistique de milliers de représentations atteste la dominance du couple homme-femme ou cheval-bison qui supportait sûrement un mythe très diffus. Les clés nous manquent pour imaginer la symbolique qui relie ces images ancestrales à l’imagination de leurs auteurs. C’est à peine si, en fonction de la composition plastique, on peut hasarder quelque courte hypothèse sur les rapports entre espace technique et espace mythique des hommes de la préhistoire (espace itinérant des chasseurs et cueilleurs, espace rayonnant des cultivateurs).

Langage, écriture et figuration

Il ne fait pourtant guère de doute que les plus anciennes œuvres de l’art figuratif résultent de conventions organisées par le langage. L’apparition du graphisme, voici quelque trente-cinq millénaires, signe celle de l’homo sapiens . Les toutes premières figurations connues, schématiques à l’extrême et abstraites, sont la marque de rapports originaux entre les motricités techniques et verbales. Les traces les plus lointaines du symbolisme graphique exhibent le plus souvent une distribution rythmique de signes. Il est tentant d’y voir plutôt que de douteuses «marques de chasse», la transposition symbolique de rythmes techniques, en acte dans la fabrication des outils et le traitement de la matière, sinon le schéma mnémonique d’un cérémonial figuratif. Ce sont en effet des rythmes qui sont d’abord représentés avant les formes les plus pauvres où l’on puisse reconnaître le commencement du réalisme figuratif. Les premières images, telles qu’elles apparaissent aux environs de 30 000 ans avant notre ère, se réduisent à un petit nombre de stéréotypes où quelques détails signifiants permettent, avec plus ou moins de bonheur, d’identifier l’objet figuré. L’affinité formelle des premiers essais de figuration avec certains systèmes d’écriture atteste leur relation au langage; celle-ci ne fera que se diversifier et se compliquer à mesure que croîtra l’habileté technique du graveur et du peintre, cependant que se succéderont et se superposeront les styles.

Le rapport que soutient l’art au langage et à la pensée discursive ne se complique peut-être jamais tant qu’à l’époque maniériste, lorsque les œuvres ne sont déchiffrables qu’à la faveur d’une docte herméneutique. Dans maintes compositions apologétiques, des programmes sophistiqués, dus à de beaux esprits, nourrissent la figuration. Il arrive que l’œuvre, supportant plusieurs interprétations concurrentes, étouffe dans son développement discursif l’idée même qui l’avait motivée. Certaines imageries de fastes et de triomphes, conçues pour célébrer des noces princières ou des entrées de souverains, furent d’une telle complication qu’elles devenaient incompréhensibles à qui n’en possédait pas la clé thématique. Comme l’écrivit R. Klein, «la perfection de l’art était ainsi placée dans une idée , non seulement abstraite, mais muette et cachée, et même restée, le cas échéant, à l’état de simple sous-entendu». Cette contention, qui subordonne le sensible au développement complexe d’une idée, se révèle par une frénésie d’agencement formel; ce par quoi la forme accueille des ambiguïtés sémantiques. Le contour subtilement adultéré conduit l’œil à l’illusion consentie d’un double sens dont l’un éclaire l’autre selon le point de vue choisi. Ce qui est le propre des figures arcimboldesques construites comme un calembour plastique; alors la combinaison ingénieuse des parties dans le tout, identifiables sur deux registres, domine dans l’espace de l’artifice la disposition naturelle aux illusions figure-fond. La duplicité structurale des formes plastiques répond à la polysémie des homophonies, où la signification d’un même segment verbal est déterminée par le contexte. Ici encore, dans ce moment singulier de l’art maniériste, on voit la figuration plastique mimer les procédés du langage en lui empruntant le schème structural du calembour.

Une esthétique de l’ambiguïté

L’histoire de l’art nous montre la figuration plastique marquée assez tôt par l’empreinte du «musée imaginaire». Toute la mémoire culturelle conspire à superposer les influences et à enchevêtrer les sens. La destruction, au début du XXe siècle, de l’espace illusionniste a donné carrière à une herméneutique sans fin. La figuration ne se donne plus pour but spécieux de représenter point par point une «situation objective», dès lors qu’à la faveur de simplifications, d’ellipses ou de schématisations, elle introduit, au su ou à l’insu de l’auteur, des énigmes. L’œuvre de tout grand créateur recèle une part du passé de l’art et enferme un corps d’allusions conceptuelles. Toute représentation, disait Leibniz, est à la fois métaphore et métonymie. L’art récent ne manque pas de privilégier cette dernière fonction, à l’instar de ce que nous montre l’imagerie publicitaire; la célèbre affiche de Cassandre vantant le «Nord express» a pris valeur exemplaire à cet égard. L’objet principal de la représentation y est absent; seule la voie est imagée, au titre de complément nécessaire, conformée de manière à évoquer la vitesse, qui est le thème premier de la composition. Ici encore la figuration, subordonnée au développement discursif d’une idée, est organisée de façon à dévoiler quelque ambiguïté instigatrice du déchiffrement. Or, l’ambiguïté ne serait-elle pas, comme objet esthétique, un ressort majeur de l’art figuratif?

Ce ressort joue, par exemple, dans la conscience de qui contemple une œuvre «tachiste» ou «informelle», ou plus généralement des objets nés d’une violence de hasard contre la matière. Projections, lacérations, écrasements, grattages impulsifs donnant lieu à des configurations qui ne peuvent avoir d’autre statut que de se représenter elles-mêmes. Pourtant, il se produit, assez souvent, dans ces œuvres, des images par accident. Le regard le moins prévenu reconnaît comme figés dans une gangue les linéaments physionomiques ou le filigrane de quelque animal; les nuages, les roches et les murs sont riches de tels simulacres. Et s’agissant d’une «œuvre» engendrée pulsivement avec le minimum de prévision dans la silencieuse opacité de la matière, à l’imitation supposée de la nature, l’intention non figurative se trouve trahie par le hasard de la fabrication.

L’homme n’échappe pas à son habitude physionomique, éduqué qu’il est à discriminer dans l’assaut des impressions sensibles celles qui sont pertinentes à ses intérêts primordiaux. Le visage, avec ses variétés expressives, se réduit aisément à des schèmes pictographiques élémentaires qui ont connu une longue fortune dans la pédagogie du dessin. Les expériences de Sander ont montré qu’il est plus facile d’apprécier la distance de deux points quand ceux-ci sont enclos dans le contour d’un visage. Les jeunes animaux eux-mêmes paraissent sensibles à des figurations schématiques de la tête de leurs parents nourriciers, et manifestent par leurs réactions que des signes de substitution peuvent être inclus dans les programmes opératoires des organismes. On sait encore l’intérêt porté par les psychologues à la «lecture» des taches du test de Rorschach et, à l’inverse, le parti que tirent certains artistes de la réorganisation plastique de trait ou de taches procurées et choisies au hasard.

Structures ambiguës et fonction de substitut sont la condition de l’esthétique figurative, qui reflète la tension fondamentale entre identité et altérité dans la même conscience. C’est l’univocité du sens qui définirait donc le champ du figuratif non artistique. Ce qui convient aux images que les sociétés industrielles sécrètent pour le besoin de leur conservation; signes ou réunions de signes qui ont pour fonction de régler l’activité sociale, de gouverner des gestes techniques, de conduire des comportements. L’objet sémantique renvoie à la fiction opaque et sécurisante de l’univers qui l’a produit; ce qui n’est pas la voie de l’art, lequel, pourtant, peut s’être retrouvé dans la subversion préméditée des signes. Exilés des lieux de leurs opérations, fédérés selon une combinatoire étrangère aux règles du système qu’ils représentent, ils composent des figures marquées d’un sceau d’ambiguïté; le même ressort joue dans la réunion, contre raison pratique, d’objets destitués de leur fonction normale: c’est emprunter à la technique savante des moyens que l’artiste tourne parfois contre elle pour en dénoncer le caractère illusoire et oppressif. On sent bien que la fonction de substitut proposée comme condition de l’esthétique figurative échappe ici à un repérage précis. Le sens se perd si l’équivoque oscille indéfiniment. Là se trouve la limite à quoi aspire idéalement l’art dit «non figuratif». L’ensemble de ses réalisations contient et exhibe divers degrés de figuration; l’intensité s’en épuise par les structures de répétition de l’op’art et s’anéantit au désert esthétique des monochromes de Klein. Dans l’impuissance à figurer, l’art cesse de répondre à la fonction de Vermittlung des Unaussprechlichen , que lui assignait Goethe; il n’est plus en effet ce «médiateur de l’indicible», ayant renoncé à être parlant.

Encyclopédie Universelle. 2012.

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